Je me souviens de toi, mon amie. Tu étais de ces êtres rares, sereins en apparence, avec ce calme regard profond, comme puisé à l’eau des lacs et que les vents font à peine frémir. Je revois ta silhouette de sylphide gracieuse, s’excusant presque d’être sortie de quelque bois enchanté. Je te revois discrète et souriante, légère et attentive, semblant toujours danser sur quelque nuage cotonneux.

Tu aimais tant les fleurs et les jardins sauvages. Est-ce pour cela, qu’un jour de printemps, tu es tombée amoureuse d’un papillon mâle aux couleurs éblouissantes, un papillon si charmeur, aussi irrésistible que le chant de quelque lointaine sirène ? Ce joli spécimen se posa sur ton cœur, et fit naître en toi les alizés et la tempête.

Chacun sait hélas que les papillons conjuguent l’éphémère et qu’on ne peut leur en vouloir quand ils s’envolent vers d’autres pétales que la rosée fait surbriller sous la chaleur torride de l’été.

Je t’ai vue alors te recroqueviller sur la mousse humide, au pied des chênes, et verser à l’ombre de leurs grands bras, cette pluie qui débordait de toi. C’est là que je t’ai trouvée, avec ce regard éperdu qui en disait long. Je me suis assise, près de toi et je t’ai regardée en silence. Je sentais ces mots violents qui se bousculaient derrière tes lèvres serrées, ces mots impuissants, ces mots qui te noyaient dans leur flot, pauvre Ophélie, ces mots que tu ne pouvais prononcer, ces mots trop déchirants pour ta jeune candeur.

L’onde de tes yeux s’était transformée en rivière bouillonnante, la révolte était un torrent où nageaient tes pourquoi et les rochers de l’injustice écorchaient ta peau tendre.

Tu vivais ton premier chagrin d’amour.

Comme toi, j’étais alors une jeune fille innocente mais je crois que, par quelque atavisme, nous portons en nous les larmes des femmes qui nous ont précédées, un héritage qui nous fait comprendre, instinctivement, ce que l’autre vit, quand vient le temps où s’écroule son château de sable onirique.

Je t’ai serrée maladroitement contre moi. Ton chagrin était le mien, celui que j’aurais demain, celui qui te ferait, à ton tour, prendre ma main.

Je n’avais pas de mouchoir sur moi, je n’avais que mon cœur et mes mots. Alors, je t’ai simplement dit: « te souviens-tu du gros orage d’hier qui a couché les coquelicots et transformé la terre en boue? »

Tu m’as regardée, sans comprendre. Je t’ai prise par la main et je t’ai emmenée aux abords d’un champ de blé. Au milieu des épis dorés, flamboyait le rouge des coquelicots, fiers et droits, délicats et spontanés comme des baisers de jeunes filles.

Tu as contemplé les fleurs, le sol redevenu tendre et tu as hoché doucement la tête.

Tu avais compris que ta terre se nourrit des larmes de tes chagrins, que, même si les coquelicots semblent aussi fragiles que l’amour frivole des papillons qui se posent un instant sur leur cœur, tes larmes et ta peine ne laisseront pas, sur ta vie, plus de traces que la pluie d’été sur leurs pétales légers.

Nous avons continué chacune notre chemin, mon amie, poursuivant notre hasardeux destin mais je n’ai pas oublié ce moment. Il m’a fait comprendre à quoi servent les mots, à quel point leur pouvoir est immense, quand ils sont habités. Quand, aux balbutiements de notre vie, notre seule richesse est notre cœur sincère, les mots deviennent, comme par miracle, ce mouchoir qui essuie les larmes d’une amie.